Une femme en larme…

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Une femme en larmes referme la lourde porte blindée. Méticuleusement, François Lemerle replie son matériel. C’est une affaire de plus. Ses tempes grisonnantes, ses 70 printemps, sa petite taille, son regard d’enfant espiègle, sa tenue sobre mais de qualité, mettent le client en confiance. François Lemerle fait commerce de métaux précieux. Toute la misère hautaine et vacharde du beau monde de ce sixième arrondissement de Paris, défile ici. Chez François, on vient se défaire d’un peu d’or, de la montre de son arrière grand père, d’une bague de famille, les ultimes trésors d’une vie de richesses passées, qui s’effilochent dans une outrageante pauvreté montante. Ici on parle de tout, de rien, surtout de rien, car le vide c’est bien à cela que l’on aspire. Mais comme nul n’est parfait, surtout pas le vide, dans le désert de sens des mots enfilés en tunnel, l’essentiel subsiste. On a beau se débattre et expurger la relation de toute animalité, l’âme continue de vibrer et lorsque la misère pointe le bout de son nez, elle se débat cette pauvre âme. Si fort que le corps tout entier devient un tambour. Tout cela François le renifle avec délice. Il appréhende chacun des mots, des hommes et des femmes qui viennent le voir ici, comme d’appétissants mille feuilles. En voleur, il y fourre ses doigts et titille. Ces étranges conversations se transmutent alors vite en affaires. A sa façon François a du génie. L’ombre fut son métier. Il n’a rien perdu de ses réflexes. François fut un expert apprécié des services secrets. Un homme affûté au pire, qui n’aime le meilleur que pour le détruire. Certains disent que c’est un malade. Certes, mais un malade qui sut trouver un emploi stable !

François serait en retraite de sa profession de criminel d’état, mais pas un drame, pas un geste de la vie de son quartier ne lui échappe. Une perspicacité bien trop aiguë pour qu’elle soit parfaitement honnête. Il semble aux aguets, trop impatient de connaître chaque rumeur, chaque ragot de ce bel arrondissement, comme s’il attendait une proie, maquillé, dissimulé sous les oripeaux absurdes d’un vieil usurier.

François Lemerle, du moins se fait-il appeler ainsi, aime par-dessus tout se faire haïr. C’est là l’expression de sa grande générosité. Il dit ne pas être homosexuel, mais il fait rarement l’amour aux femmes, tout juste aime t-il se faire sucer. Son esprit répond à d’étranges stimuli. Lorsque l’on évoque certaines images devant lui, par exemple celle de la graisse de porc sur un morceau de pain, ou encore celle d’une aiguille à tricoter dont on enfonce la pointe aiguisée à l’extrême dans le visage d’une victime, irrésistiblement, il salive. C’est aussi un spécialiste de la fuite, de ce genre de fuites derrière lesquelles tout s’effondre dans les flammes et le sang. François est peut-être un Ange bizarre de l’Apocalypse.

Souvent, au Saint-Claude sur le Boulevard Saint Michel, où au Dauphin dans la rue de Bucci, François évoque « la Trame ». Ce mot arrive presque toujours là où un autre pourrait venir, un mot comme responsabilité. La Trame est pour lui l’empreinte suprême de la nature. Il l’exprime en des termes où affleure le surnaturel. Il refuse à la Trame tout caractère métaphysique. Mais c’est bien en cette Trame qu’il fait reposer la responsabilité de son être et plus encore celle de ses actes. Est-ce là une croyance en un « supranaturel » qui ne dit pas son nom ? Il est vrai que Dieu est une personnalité encombrante. François parle donc de Trame, dieu n’a pas sa place dans son monde.

 

On trouve de tout dans l’étrange boutique qu’il occupe. Mais qui sait vraiment à quel point cela est vrai ? Dans un fatras de tableaux du pire style pompier, le vrai amateur d’art ne saura pas qu’à ses pieds traîne une main de Rodin, que plus loin, retourné, un Picasso attend son heure. Certains, plus instruits, savent qu’on peut trouver beaucoup en côtoyant le vieux fou : de l’or, des pierres précieuses, un tuyau pour une opération immobilière, tout, presque tout… Mais tous ignorent le vrai et terrible trésor qui gît ici, chez Bob le cinglé.

Depuis quelques semaines, un curieux petit bout de bonne femme se colle au maître des lieux. Brune aux yeux verts, grande et mince toujours habillée de noir, Axel voudrait être comédienne. Ça tombe bien ! François est un metteur en scène hors pair. Même si les spectacles qu’il réalise ne se jouent jamais que pour les acteurs eux-mêmes. Du renseignement et de la guerre secrète, François a surtout gardé le goût de la manipulation. Pas celle à la petite semaine, où très vite l’esprit un peu averti met à jour les ficelles qui animent la marionnette. Non ! Celle où le manipulateur et le manipulé s’entremêle de connivences, où bourreau et victime se confondent. Une sorte de manipulation sans but, un envoûtement délicieux et terrible.  Axel adore. Elle joue à ses propres rêves.  Il est pour elle une sorte d’Asmodè.

Sur le bouton, un doigt. La sonnette retentit dans cette espace délimité de paravents où François a installé son bureau…. Un oeil sur l’écran de contrôle, il observe l’image transmise par la caméra pointée sur l’entrée. L’homme qui se présente, presque 70 ans, le costume sombre de coupe stricte, est sans doute celui que l’apprentie comédienne voulait lui présenter. Mais Axel n’est pas là. Axel est en retard.

François ouvre la porte, très civilement les deux hommes se saluent. Malgré un certain malaise, le visiteur se tord d’un sourire. Le fusil d’assaut, négligemment posés contre un mur, donne le ton. Mais il y a autre chose, le malaise est profond. Le visiteur se présente :

– Je m’appelle Yves Marie de Saint Alveydre, je suis en relation avec Axel. C’est ma voisine. Elle pense que, peut-être, vous pourriez me trouver un appartement sur le boulevard Saint-Germain. Mais, veuillez m’excuser, mon nom vous dit-il quelque chose?

François est comme fasciné par cet homme. Son visage, sa voix, ses gestes, sont un vieil écho :

– Vous avez raison ! Je vous ai déjà rencontré, Mais où ?

Yves Marie de Saint Alveydre en convient, mais ni lui, ni François ne peuvent mettre à jour l’étrange souvenir qui les unit. Mécaniquement les deux hommes débattent de la question qui les a mis en présence, mais restent obsédés par ce sentiment de déjà vu. Le malaise est tel que François interrompt la négociation balbutiante… Il se souvient.

– Vous êtes militaire ?

– C’est exact ! J’étais commandant

François se sent soudainement ivre. – Vous avez servi en Algérie ?

– C’est exact !

– C’est vous ! C’est vous !… Vous nous avez condamnés à mort !

Yves Marie de Saint Alveydre a reçu ces mots comme une gifle. Il se lève et maintenant recule. Lui aussi se souvient. François continu de raviver leur mémoire.

– En 1962, vous faisiez partie du tribunal militaire d’exception d’Alger ! Les 9 autres et moi… vous nous avez condamnés à mort !

Le vieux militaire est livide, il continue de reculer, toujours en faisant face à celui qu’il reconnaît maintenant parfaitement. Pas à pas, il gagne la porte. François, une main dans un tiroir posée sur la crosse d’un Smith & Wesson, hésite entre le dégoût et le plaisir. La porte, sous les doigts de l’ancien commandant, cède. Dans l’entrebâillement, le visiteur disparaît…

Une spirale sombre s’abat sur le vieil usurier, un déluge de temps. Ses souvenirs défilent comme à la parade. C’était il y a plus de 33 ans… Sa mémoire pourrait s’arrêter sur quelques dizaines de tueries, pourquoi est-ce ce souvenir-là qui vient alors frapper à la porte de son esprit ?

 

Depuis plusieurs mois, ils longeaient la frontière Algéro-marocaine. Le commando n’avait plus de lieutenant et les liaisons avec l’état-major étaient impossibles, pour le simple fait qu’ils ne dépendaient d’aucun état-major. Malgré cela, le commando de chasse avait fait son travail. Grâce à eux, les troupes du M.N.A. et du F.L.N. s’entretuaient joyeusement. Cela avait coûté la vie à pas mal de civils, des troupes marocaines aussi avaient payé cher le triste privilège de les croiser. Les 11 hommes, ravitaillés en armes par des conteneurs enfouis par la Légion, en vivre et en eau « grâce » aux populations qu’ils massacraient, ne manquaient de rien… Chacune de leur tuerie, attribuée respectivement, à l’autre par les frères ennemis de l’armée de libération algérienne, furent des modèles de bestialité. Le but des stratèges du Ministère des Armées était atteint. Bien plus encore… Mais les onze n’étaient plus humains, juste de braves tueurs, extrêmement efficaces, entièrement concentrés à survivre et à tuer pour ne pas être tués. Sans aucun contact avec une quelconque autorité de tutelle, au bout de quelques semaines, Ils avaient dû abattre leur capitaine devenu fou. Un autre était mort lors de l’attaque d’un piton rocheux. De onze, ils étaient passés à neuf. Le désert, la chaleur des journées, le froid glacial des nuits, avaient eu raison de 90% de leur barda. Une petite caravane massacrée aux premières heures de leur aventure avait fourni un équipement plus adéquat. Sans leur armement et les casquettes « Bigeard », rien n’aurait pu différencier ces hommes de quelques autochtones…

Un matin, plusieurs mois après leur départ, le commando se retrouva dans une immense orangeraie. Le sucre des fruits cueillis sur l’arbre ranima en eux le goût de la civilisation. Parfois ils ne savaient plus très bien s’ils étaient en Algérie ou au Maroc. Ici, aucun doute, c’était l’Algérie. Il leur fallut 4 heures de marche pour enfin apercevoir le toit de la ferme de cette immense exploitation. François, qui généralement s’occupait de la reconnaissance, observa alors à la lunette cette grande demeure propre et nette, blanche et rose, une vraie maison toulousaine. « Des tentes ! », souffla François. Les culasses des F.M. cliquetèrent aussitôt. Les balles s’enfoncèrent devant les percuteurs. Le commando se déploya… Des tentes, cela signifiait des militaires. Qu’ils soient français, du F.L.N., ou marocains, pour le commando qui n’avait aucune existence officielle, c’était synonyme de mort : la mort du commando ou celle des militaires de l’orangeraie… Pour éviter la tuerie, il aurait suffi aux 9 hommes de faire demi-tour. Personne ne les avait vus approcher, personne ne les aurait vus repartir. Mais la jolie maison de cette ferme représentait à leurs yeux, en cet instant, tous les trésors. Aucune parole ne s’échangea, les gestes furent automatiques. L’oeil rivé dans sa lunette, François fit le décompte des soldats de l’orangeraie. Sa voix se fit presque joyeuse : « vingt-cinq, ils sont vingt-cinq, pas un de plus ! Un sergent, un lieutenant et un capitaine… Ma main à couper que ce sont des appelés … ! » Les hommes du commando le savaient. S’ils approchaient, les officiers de ce détachement voudraient alors les arrêter. Ils savaient que rien ne pouvait justifier leur présence sur cette zone. Ils seraient pris pour des déserteurs, ou pires pour des traîtres. Ceux qui les avaient placés là ne feraient rien pour les sortirs du guêpier. Si l’armée régulière leur mettait la main dessus, s’ils n’étaient pas récupérés par les services, au minimum, s’ils ne se défendaient pas, c’était la mort pour eux… Bientôt ce fut la nuit. Pour éviter l’accrochage dans l’obscurité, Ils se terrèrent à quelques centaines de mètres de la ferme. La nuit fut courte. Le vent leur porta les bruits du campement, les odeurs aussi, celle d’un feu et puis celles mêlées de la cantine et aussi celle, plus précise, du pain.

 

Au matin, François se leva le premier. Il prit sa Mat 49 et beaucoup de chargeurs. Très vite, Il repéra une sentinelle Isolée. Les autres suivaient sa progression à la jumelle. François rampait. Alors qu’il n’était plus qu’à quelques mètres d’un garde, Il se leva et interpella le soldat : « Hé ! Vous êtes de quel régiment ? » Le Soldat n’en crut pas ses yeux. Un homme presque nu, une sorte de pagne sur le dos, une mitraillette sur le ventre, de là où il n’y avait que le désert, s’était levé. Et cet homme lui parlait en français. Et il parlait encore : «  Nous sommes français, on veut juste un peu d’eau ! » En deux enjambées François rejoignit le soldat, tout propre dans son uniforme neuf. Le jeune appelé fut pris de panique, il ne pouvait plus bouger. Il hurla : « A l’aide… On est attaqués ! » A pleine main François lui saisit la gorge et lui ordonna de se taire. Le soldat n’émettait plus qu’un gargouillis. François enfonça le canon de son arme dans sa bouche béante : « Mais, tu vas te taire… Nous sommes français ! » Le soldat gémissait de douleur. La mitraillette, droite comme un sabre dans la bouche d’un fakir, s’enfonçait dans sa gorge : « Avance ! » lui demanda François sur le ton de la suggestion, mais le doigt sur la détente. Les soldats de la compagnie, qui jaillirent des tentes, crurent à une nouvelle blague sadique de leur sergent. Mais quelque chose clochait dans le spectacle. Leur camarade, la bouche écartelée par le canon, pleurait. L’homme qui le tenait si étrangement en respect, ne ressemblait à rien, si ce n’est à un bédouin, mais en plus sale. Et ça parlait français. François et son prisonnier avancèrent droit vers la maison. Tous restèrent interdits. Le bruit avait fini par alerter le capitaine. Immédiatement il donna un ordre à la chose humaine qui se dressait devant lui : « Relâchez cet homme ! Qui êtes-vous ? » François répondit calmement :

– Je fais partie d’un commando français. Nous sommes dans l’orangeraie…

– Nous allons voir ça, mais d’abord relâchez cet homme !

François s’exécuta. Des soldats attrapèrent leur camarade qui s’effondra de douleur. Alors que délicatement on retirait de la gorge du malheureux, le canon d’acier ruisselant de sang. Le capitaine, dégoûté, interpella la chose étrange.

– Vous êtes originaire de quelle région en France ?

– Je suis de Paris… du 6e arrondissement !

– Moi je suis de Saint-Germain-en-Laye. Mais je connais un peu votre quartier. Comment s’appelle cette rue qui remonte sur la Seine et qui arrive au pont des Arts  ?

– La rue Mazarine !

– Bien, bien !

Le capitaine semblait rassuré, Il commençait à croire que la chose était un soldat français. Son dégoût fut plus grand :

– Vous ne semblez pas très préoccupé par l’uniforme ?

À cet instant précis, dans le soleil, apparurent les huit autres du commando. Ils avançaient en éventail, l’arme au poing, les F.M. prêts à cracher. Le capitaine ne s’en inquiéta pas :

– Je suppose que ce sont vos camarades

François sourit. Il s’adressa à ceux qui venaient de retirer la mitraillette de la gorge de la sentinelle :

– Rendez-moi mon arme !

Les soldats s’immobilisèrent dans l’attente des ordres de leur capitaine:

– Vous n’avez pas besoin de ça pour l’instant !

François vit une autre mitraillette, même modèle, mais neuve, posée sur le perron de la jolie maison. Il fit quelques pas, s’en saisit et l’arma de l’un de ses chargeurs :

– OK, vous pouvez garder la mienne … !

Au même instant, le reste du commando fut au contact. Le capitaine se vexa et commença à comprendre que la situation lui échappait :

– Que voulez-vous soldat ?

François regarda le fringant officier :

– De l’eau, juste un peu d’eau !

Alors que le capitaine méditait cette requête, sur un cheval, une très jeune femme blonde fit son apparition. François et les hommes de son commando furent soudainement électrisés, unis, face au spectacle de cette ferme rutilante et de ses habitants, dans un même sentiment de mort. Ces soldats si bien habillés, ce capitaine si hautain, cette femme si belle sur ce cheval bien dressé, tout cela était douloureusement surréel, pour eux, qui n’étaient plus que haine, feu et soif… Un poignard s’enfonçait à jamais dans leur âme. Il leur fut clair de n’être plus de ce visqueux et fragile genre humain. Aveuglé pour toujours par l’horreur, bouillonnant de dégoût jusqu’à la perte du sens, inaccessibles à l’écume nauséabonde des sentiments commun, il ne leur restait qu’une possibilité, être supérieurs.

Le capitaine lança à François :

-Vous voyez ce tas de bois, coupez-le ! Après vous aurez de l’eau…

Le doigt de François serra la détente. La mitraillette cracha à bout portant. L’officier, fauché de bas en haut, exécuta une sorte de courbette japonaise et sa mâchoire explosa. François n’entendit pas le bruit de son arme. C’est le pilonnage des fusils-mitrailleurs qui le ramena à la réalité. En quelques secondes, soldats et ouvriers agricoles, tous furent fauchés. Les fermiers qui s’étaient approchés, un couple de cinquante ans, ne comprirent même pas ce qui se passait. La mère, avant de s’effondrer, fit un geste vers sa fille. Le cheval lui aussi s’effondra… La jeune femme, une balle dans la cuisse, gisait encore vivante. Elle hurlait. François la viola en premier, puis les huit autres. Une balle en plein coeur, beaucoup plus tard, vint mettre fin à son martyre. Encore un crime du F.L.N !

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