Dehors Marc Antoine retrouva le temps qu’il aimait. Pas trop chaud et sec. Sous les parasols, les transats avaient la bonne couleur, cet orange si évocateur des glaces à l’eau de son enfance. Une fois allongé, les yeux mi-clos, Marc Antoine se mit en mode attente. Le message reçu ce matin et déposé sur son oreiller lui avait ordonné de venir là et d’attendre. C’était un message rose, plié en 4, donc urgent ! Il devait donc attendre…
Il senti sur sa nuque le regard du loueur de transats. Pour répondre aux globes oculaires intrusifs, il leva le bras. Le loueur s’avança et, un poil obséquieux, se baissa : « Monsieur désire t-il quelque chose ? » Marc Antoine goûta ses plaisirs, en fit une liste rapide et se décida pour un café. Le loueur et limonadier nota la commande et s’en retourna vers ses machines, derrière le comptoir, là où il avait ses habitudes, là où trônait sa femme, si blonde que son maquillage écœuré en dégoulinait.
La commande du café ne semblait pas satisfaire le limonadier. Son yeux étaient restés plantés dans la nuque de Marc Antoine… Et maintenant la femme, si blonde, aiguisait ses pupilles pour planter elle aussi son regard dans le coup du pauvre Marc Antoine qui n’en demandait pas tant ! Heureusement, un groupe d’allemands vint s’échouer sur le bar… Il fallait les sécher, les écailler, les rouler dans la farine…
Pour rendre à nouveau présentable cette brochette de « teuton », le couple de loueurs-limonadiers en avait bien pour une demie heure au moins. La nuque de Marc Antoine allait pouvoir respirer. Une jeune femme toute léchée de bleu dans un maillot de bain une pièce s’installa à côté de lui. Ses pupilles vissées à des lunettes noires, gardaient mystérieuse leur couleur. Elle sentait le monoï. Mars Antoine fut parcouru d’un spasme de désir. Il osa un regard et constata que la belle portait elle aussi un message en sautoir. C’était la tradition. Lorsque l’on reçoit un message rose sur son oreiller, on le glisse sur sa plaque d’identification et l’on va direct au point déterminé. Donc, selon la tradition, Marc Antoine avait rendez-vous avec cette femme léchée de bleu !
Il ne fallait pas se tromper et surtout ne pas commencer les échanges de mots avec une mauvaise élocution qui ferait trébucher la conversation. La femme Léchée de bleu laissait étrangement indiffèrent le limonadier, sans doute trop occupé avec les allemands qui, déjà, se contorsionnaient de bonheur. La femme du limonadier savait y faire question écaillage ! Dans le groupe d’allemands il y avait un enfant. Son écaillage était déjà terminé et maintenant il se roulait dans la farine en riant. La farine volait alentour, une giclée nuageuse vint heurter les narines de Marc Antoine. La femme léchée de bleue éternua ! Il s’empressa de saisir l’envol de la situation :
– A vos souhaits !
– Merci cher Monsieur ! Mais j’en ai tellement que je ne sais plus choisir… Peut-être pourriez-vous m’aider ?
En parlant, elle s’était retournée vers Marc Antoine… et avait retiré ses lunettes de soleil ! Si son corps était léché de bleu, ses yeux crépitaient de vert.
– Vous partageriez vos souhaits avec moi ? Mais nous ne nous connaissons à peine…
– Trêve de plaisanteries, je suis moderne… Et même si la tradition des « papiers roses pliés en 4 » veut que l’on fasse semblant de rien jusqu’au deuxième soir du contact… Moi, je vois les choses autrement… Je n’aime pas que l’on choisisse pour moi…
Marc Antoine se senti totalement déstabilisé. Angoissé, il senti son crâne se fissurer et laissa échapper un pet de tête monstrueux, il fallait couvrir le bruit dégoutant de ses pensées. Il se lança dans une série de mots désespérés :
– Vous avez remarquez ?… Cette farine n’a pas d’odeur ! On pourrait même croire que ce n’est qu’une vapeur… Les allemands ont de la chance d’être roulés dans une farine aussi pure… Elle est forcément bio et artisanale, une farine de meunier authentique !
– Vous voulez me la vendre cette farine ?
– Non ! c’est que…
– Alors embrassez moi que je goûte votre âme !
Marc Antoine s’exécuta, bien qu’en acceptant il devenait complice d’une infraction à la tradition. Les lèvres de la femme léchée de bleue et aux yeux crépitant de vert étaient un délice. Le baiser fut long, titillant, savoureux… Marc Antoine en ressorti bariolé et méditatif. La femme léchée de bleue elle aussi était satisfaite. Mais elle était taquine jusque dans ses mots :
– Alors cette farine ? Vous disiez ?
– Heu ! Elle doit être bio… Et forcément artisanale !
La femme léchée de bleu se jeta sur Marc Antoine et lui arracha ses vêtements que le petit allemand attrapât au vol pour se rouler dedans. Les petits allemands aiment jouer au petit chiot.
La femme léchée de bleu pris le sexe de Marc Antoine en considération et ils firent l’amour sauvagement, version partie de « ça va ça vient », genre « Orange Mécanique du très Stanley Lubrik… La femme léchée de bleue hurla :
– Je m’appelle Adélaïde Blommhental ! Je suppose que vous êtes heureux de le savoir !
– …
Marc Antoine n’avait plus de phrases en poche, d’ailleurs il n’avait plus de poches, ses vêtements servaient de « cocon » au petit allemand… Et puis sa bouche préférait le goût de la peau d’Adélaïde à celui de ses propres paroles toujours un peu trop confuses et râpeuses…
Les limonadiers étaient choqués. Ils avaient remarqué les morceaux de papier rose pliés en 4 que ces deux escogriffes portaient en sautoir sur leur collier d’identification. C’était donc un premier rendez-vous et ce couple n’avaient pas à pratiquer un concert sexuel. Ce n’était pas respectueux de la tradition… L’indignation du couple de commerçants montait crescendo, ils commençaient à fumer. La bouche de la limonadière blonde céda brusquement dans un hurlement de sirène. Tout, tous et toutes, sur un rayon de 111 mètres, s’immobilisèrent instantanément. Les gyrophares d’alerte se mirent à tourner. Le grand ventre de l’ordinateur central commença son analyse.
Devant la furie de l’alerte de « Transgression » dont ils étaient responsables, Marc Antoine et Adelaïde mirent fin à leur concert sexuel. Adelaïde laissa échapper :
– Ah… ce sont vraiment des culs terreux ici ! Tout ce tintouin pour une accélération de procédure…
Marc Antoine, pour les récupérer, dû arracher ses vêtements au jeune garçon qui s’était enroulé dedans. Comme en témoignait sa mâchoire solidement arrimée au tissus, l’enfant ne souhaitait pas s’en défaire. Une fois rhabillé, sous le regard désapprobateur de tout, tous et toutes, et plus particulièrement de celui des allemands qui se retrouvaient dans une position délicate car leur écaillage n’était pas terminé, Marc Antoine attrapa la main d’Adélaïde pour regagner illico un poste de contrôle.
Derrière eux le limonadier attrapa son lance-flamme et carbonisa les transats devenues impurs… La procédure, c’est la procédure !
Un poste de contrôle infesté de grenouilles.
L’ordinateur central avait déjà alerté tous les postes de contrôle du district. Lorsque Marc Antoine et Adelaïde se présentèrent devant le planton du post 11, l’agent souriait. En toute logique géographique, ce dernier espérait bien accueillir les fugitifs. La transgression brillamment dénoncée par hurlement s’était produite à quelques mètres de son poste. Il en avait immédiatement nourri un juste espoir !
Elle souriait donc ! Car, réglementairement, l’agent était une femme, comme tous les agents des postes de contrôle depuis une bonne 10e d’années. Les structures de répression avaient atteint un seuil de conscience maximale et depuis lors, seules les femmes étaient admises à ce type de fonction. Lorsque l’agent vit Marc Antoine et Adélaïde s’approcher, elle se mit à battre des mains comme une otarie qui reçoit du poisson pour son repas. L’agent décocha, au profit des fugitifs, la phrase légale : « Merci ! Le mal que vous faites nous fait avancé, collectivement, dans la compréhension de la justice ! » Elle leur ouvrit la porte et les invita à entrer : « Votre interrogatoire commencera dès que madame le procureur du district sera là… mais nous ferons tout pour que votre attente soit le moins pénible possible… »
Dés leur entrée, l’ensemble des agents du post de contrôle se précipitèrent pour les accueillir. Les mains jointent, elles saluaient le couple transgressif par une myriade de courbette de style japonais. Toutes gloussaient de joie et affichaient leur bonheur par des sourires à géométrie variable, longtemps répétées dans leurs cellules monastiques de formation.
Honneur de la Nation, les agents des structures de répression recevaient un enseignement spirituel de la plus haute valeur. Malheureusement elles avaient peu d’occasions de s’en servir. Les transgressions étaient rare et encore plus les alertes. Les couples comme celui que formaient les limonadiers était une espèce en voix d’extinction. Ceux qui observaient encore le dogme de la dénonciation des transgressions se sentaient esseulés dans leur enclot de dignité et de morale. De nouvelles modes étaient apparues, comme le vol, le viol, le meurtre… Mais les structures de répression ne savaient pas comment traiter ces nouveaux types de comportements. D’ailleurs la question se posait de savoir s’il s’agissait réellement d’activités criminelles. Toutes ces nouvelles activités étaient de nom masculin et difficilement appréciable sur un plan pacifique et liturgique. Les politiques au pouvoir issu du grand parti de « l’Ordre et du Damier » s’arrachaient régulièrement les cheveux en proposant des réformes. Mais rien ne semblait pouvoir enrayer le déclin des structures de répression. Depuis quelques temps, en toute sagesse, ils ignoraient la question. Quelques membres de l’opposition colorée avaient bien manifesté divers énervements constructifs, principalement sur le fait que les structures de répression coutaient cher et que leur inutilité frôlait l‘évidence… Mais l’opposition colorée ne disposait d’aucune proposition législativement enregistrable… Alors ses représentants, même les plus virulent, cessèrent de gazouiller.
Le statu quo s’était installé en parenthèse et nul ne pensait la fermer, même si le risque de courant d’air devenait menaçant.
Pour l’heure au poste de contrôle N°11, l’effervescence atteignait un certain paroxysme. Les agents avait commencé leur danse héritée des Derviches Tourneurs et psalmodiaient leurs incantations inspirées des indiens Okhupikkoï.
Adélaïde et Marc Antoine furent installés dans des salons de patience distincts.
Le rouge réglementaire.
Madame la procureur taillait ses rosiers lorsque l’huissier du district vint la quérir. Elle failli en tourner de l’œil. Sa dernière affaire remontait à plus de 8 mois. Depuis lors elle s’était laissée glisser dans une sombre dépression, particulièrement caverneuse et ruisselante de mauvaises odeurs. Ses roses étaient son unique joie. La majeure partie de son temps elle le passait à amonceler morosités et soupirs et en faisait de gros sandwiches à la sauce béarnaise, qu’elle dévorait le soir en regardant la télé. Au début de sa carrière, cette magistrate respectée était une femme débordante d’ambition, qui souhaitait rivaliser avec Saint Louis et Sainte Bernadette. Jusqu’à ses 24 ans elle ne fut que peu influencée par les mystiques étrangères, son goût pour les prières et méditations exotiques ne lui vint que tardivement au contact de divers hauts fonctionnaires, des hommes pour la plus part, qui furent ses amants et l’initièrent au tantrisme…
Madame la procureur portait le doux prénom de Myriam, sa mère lui avait donnée en honneur de la grande réformatrice des « structures de répression » : Myriam de la Gueusenaratila, ministre de l’intérieur et de la tranquillité sereine, du fameux gouvernement de la période Mauve. Un Poste occupé par cette illustre femme pendant plus de 20 ans et qu’elle quitta en poussant son dernier soupir. Ah ! Mourir assise devant son maroquin… Pour Myriam la procureur, Myriam la ministre était devenue un modèle et sa fin, un fantasme obsédant. Alors, le déclin des « transgressions » était pour Madame le procureur un véritable cancer, une lame qui s’enfonçait un peu plus chaque jour dans son âme, tuant espoirs, saines gourmandises et joie de vivre…
La procureur Myriam se ressaisi et fit une digue autour de ses émotions morbides. Elle coupa une rose et l’enveloppa dans du papier journal légèrement humidifié. Priant à haute voix, elle s’exclama : « Je l’offrirais à la « transgresseuse » que je vais devoir interroger, défendre, accuser, juger et condamner… que les esprits m’accompagnent dans mon œuvre de lumière et de paix… »
Depuis la grande réforme, les procureurs faisaient, en plus de leur propre charge, office de juge d’instruction, d’avocat, de juge d’audiences et d’accesseurs. La justice y avait beaucoup gagné sur le plan économique !
La voiture noire blindée attendait devant la porte. Le majordome ouvrit immédiatement la lourde portière lorsque madame la procureur se présenta sur le seuil de sa demeure. L’habitacle, extrêmement confortable et tendu du cuir rouge réglementaire, était assez haut. Pour atteindre le marche pied, Myriam devait relever quelque peu sa robe. Le majordome attendait, secrètement et avec délice, cet instant où il apercevait le haut de ses chevilles gainées de bas rouge.
Le rouge était depuis quelques mois la couleur réglementaire de la fonction de procureur ! Un aménagement réglementaire de la fonction qui avait agité le parlement durant des semaines. Jusqu’alors les bas des magistrats avaient été de couleur blanche. Par décret le ministère avait autorisé, les magistrats, qui justifiaient de plus de dix ans dans la fonction, à porter des bas de couleur noire. Mais cette fantaisie autorisée a certaines attisait les jalousies de classe. Aussi, pour mettre bon ordre aux désirs d’élégance légitime on proposa le rouge et ce choix avait fini par remporter une large majorité au parlement. Le rouge était donc devenue la couleur officielle des procureurs. C’était bien ainsi ! Depuis les services techniques du ministère collait du rouge un peu partout…
Heureusement, Henri, le majordome, adorait le rouge. Surtout sur Madame la procureur Myriam. Car le majordome aimait tendrement et sensuellement Myriam. Il ne lui avait jamais avoué. Mais, chaque nuit, il s’endormait avec la photo de la magistrate sur le cœur. Une vieille photo, elle n’était plus que charpie. Nuit après nuit, l’image avait subit ses élans solitaires. En conséquence de quoi la photo n’était plus qu’une chose informe que le majordome se voyait contraint de conserver dans un petit sac en plastique… Même si l’on ne voyait plus grand chose sur le papier photo mille fois froissés et défroissés, chaque nuit il continuait de serrer contre lui, ce substrat d’image de la magistrate Myriam. Henri aimait cette femme d’un amour désespéré et total. Il est bon de noter que le Majordome se faisait appelé Henri de Montségur. Ce n’était pas son vrai nom. A l’âge de 11 ans, il avait contracté une maladie. Pour lui échapper il brouilla les cartes en changeant de nom ! La maladie, perturbée par ce brusque changement d’identité, préféra quitter son corps. Les virus ont une peur incroyable de la schizophrénie. Depuis lors le majordome portait donc le nom Prophylactique d’Henri de Montségur !
Pour sa plus grande joie, Henry servait aussi de chauffeur à la magistrate Myriam. Aussitôt la porte du véhicule délicatement fermée, il remit sa casquette, fit le tour de l’engin et s’installa au commande du mastodonte blindé. Les voitures de fonction des procureurs étaient toutes blindées. Ces machines étaient impressionnantes. Elles l’étaient volontairement. Car c’était là un autre service que rendaient les procureurs à la population. Le bon peuple avait le droit de se suicider lorsque, par hasard, il croisait un véhicule de procureur. Les véhicules étaient blindé et conçu pour le service officiellement dénommé : « suicides à la carte ». Des mâchoires rotatives entouraient l’engin. Toute personne qui se jetait sous ses roues était happée et méticuleusement broyée. Les résidus charnels des suicidés étaient rejetés à l’arrière des voitures, dans des sacs plastiques multicolores et formaient de joyeuses guirlandes sur le bord des routes. Ainsi, chacun pouvait mettre fin à sa vie efficacement et proprement quant il le souhaitait et surtout gratuitement. Il suffisait d’attendre le passage d’un procureur !
Malheureusement, cette délicate attention de « suicide à la carte », mise au point par « les structures de répression », perdait chaque jour un peu plus de son efficacité. C’était là un autre dommage collatéral de la diminution des « signalements de transgressions » dont soufrait globalement le pays ! Un problème sociétal qui avait fait débat, mais dont on ne parlait plus, car les solutions manquaient…
Le véhicule s’ébrouât et les grilles s’ouvrirent. Déjà à l’extérieur quelques candidats au suicide attendaient. Ils étaient une dizaine. Le broyeur était en marche. A peine les grilles passées les premiers s’élancèrent. Le mot « candidat au suicide » était le mot réglementaire. Madame la procureur le trouvait inadaptée. Car ceux qui se jetaient dans les broyeurs des véhicules de fonction des « structure de répression » étaient assurés de réussir leur suicide ! De ce fait, la notion de candidat lui paraissait injustifiée, du moins dans sa dimension aléatoire. Un candidat n’est jamais certain d’être reçu dans ses prétentions. C’est bien en cela que réside la notion de candidature… Myriam se mit à sourire, sa réflexion sur le caractère inadapté du vocabulaire réglementaire frisait la subversion… Elle se sentait presque en état de transgression, madame la procureur, se sentait crapuleuse ! Elle frétillait, toute excitée de son audace.
Henri, le bon chauffeur, observait dans le rétroviseur la femme objet de tous ses fantasmes. Il nota avec intérêt le sourire béat de la procureur et en ressenti une légère érection. Pour Henri, le sourire de madame la procureur exprimait le noble contentement qu’elle ressentait à servir sa communauté. Le fameux « suicide à la carte » était régulièrement présenté dans les communiqués télévisuels du gouvernement. Il était donc évident que la belle procureur était heureuse de participer à l’effort étatique, magnifique expression de sa sublime générosité ! Aussitôt il décida de changer d’itinéraire. Pour rejoindre le poste de contrôle N°11 plusieurs routes étaient possibles. L’une d’entre elles passait par la « Zone des décadents ». En ces lieux se concentraient tout ceux qui refusaient la prospérité. Ceux qui restaient insensible aux flux spirituels harmonisant que dispensaient les 333 églises et congrégations répertoriées du monde humaniste. Dans la « zone des décadents » végétaient des âmes sombres, incapables de s’élever. Certaines rumeurs affirmaient que parmi les décadents, certains se coupaient les doigts pour s’empêcher définitivement d’appuyer sur les boutons de l’ascenseur social !
A l’entrée de la grande rue les couleurs changeaient. Les murs en ruine des habitations rivalisaient de gris et de noirs. Souvent des incendies, d’une violence fascinante, ravageaient les « Zones de Décadents ». En plus des diverses variantes de noirs, de gris et de bruns intenses que donnait la suie, il flottait partout une odeur exotique et pénétrante de calcination. Pour compléter ce panorama, d’une beauté sauvage et romantique, quelques bicoques consolidées avec ingéniosité, affichaient les couleurs brutales et vraies du métal et de la rouille. L’ensemble offrait un spectacle déroutant… Et, lorsque les populations se donnaient la peine de sortir de leur tanière, le paysage s’animait d’un océan monstrueux de formes humaines bariolées.
Henri se flattait d’être au nombre de cette élite d’esthètes, fin connaisseur de l’extraordinaire créativité des « zones de décadents ». Loin de mépriser ces âmes damnées, comme l’affichaient de manière convenue le plus part de ses contemporains, Henri contemplait avec délectation les compositions changeantes et formidablement tragiques, produites par ces populations farouches et nihilistes. Henri avait même osé produire quelques lignes sur la « zones de décadents » de son district. Son texte, envoyées à la revue : « www.supputation-art.com », fut à l’origine d’un buzz qui crépita sur le net pendant quelques semaines. Henri, affirmait dans son article que la nature fatale des êtres qui se réunissaient dans les « zones de décadents » était à l’origine de leur merveilleuse créativité… De ce constat il déduisait que ces êtres n’étaient pas définitivement damnés. Leur créativité, bien que totalement instinctive, révélait, à ses yeux, une ultime trace de cet esprit qui est à l’origine de l’élévation mystique sans laquelle l’humanité ne serait que moisissure sur la surface du globe ! Henri, dans un élan héroïque, affirmait dans sa prose que « Le nihilisme des indigènes des « zones de décadents », considéré comme une fatalité d’ordre génétique par l’Académie des Sciences Sociale et des Fonctions Comportementales, n’est peut-être pas aussi irrévocable qu’il y paraît. La créativité indéniable dont font preuve de nombreux décadents peut-être regardée comme la trace résiduelle d’un désir d’harmonisation qui survivait dans l’âme flétrie mais point morte de certains d’entre eux… »
On comprend aisément la polémique provoquée par de telles allégations. La tempête qui s’était levée sur les beaux esprits amateurs d’arts souffla quelques semaines puis se dissipa. Aujourd’hui, l’affaire n’était plus qu’un vague souvenir. De cette expérience Henri en était sorti grandi. Dans son petit cercle d’amis, il passait pour un héro. Henri poursuivait donc ses observations de l’architecture et des mœurs vestimentaires des populations des « zones de décadents » et préparait minutieusement quelques nouveaux écrits. Une fois par trimestre, il invitait chez lui quelques amateurs de son district pour leur projeter des images et les tenir au courant de ses dernières observations.
Pour l’heure, accroché à son volant, il était tout à son plaisir d’esthète. Le bruit du moteur surpuissant avait fait surgir les plus vifs. Comme d’habitude il s’agissait d’adolescent… Les jeunes décadents, nés de parents décadents, se savaient totalement irrécupérables. Ils se jetaient avec frénésie dans les broyeurs. Le bruit était assourdissant. Les plus gros os, comme les crânes et les bassins, en se brisant, provoquaient comme de petites déflagrations. Très vite, la masse des plus âgés s’installa sur les bas côtés de la route. Candidat et curieux se pressaient sur le passage du véhicule et formaient une cohorte de couleurs aux variations infinies. Les coiffures des femmes étaient un sujet d’étonnement grandissant pour Henri. Jamais ces femmes ne coupaient leurs cheveux. Elles les coiffaient en d’énormes chignons aux volutes multiples et complexes…
La voiture de la procureur soumise a des soubresauts de plus en plus violent, laissait derrière elle un chapelet de sacs plastiques, lui aussi multicolores qui allaient embellir le quartier pour quelques heures mais guère plus ! Les sacs, dans leur grande majorité, disparaissaient rapidement. Nul ne savait pourquoi, mais c’était un fait, certains individus les récupéraient. Les services de voierie des districts, lors de leur nettoyage quotidien des rues, n’en retrouvaient que de rares exemplaires, oubliés dans des recoins ou ils avaient échappé aux mains anonymes qui s’en emparaient. Quelles étaient ces mains qui s’arrogeaient le droit d’accaparer les guirlandes multicolores affectueusement crachées par les véhicules officiels des « structures de répressions » ? On s’était interrogé un temps. Mais comme personne n’avait porté plainte… on se passa de réponse !
L’afflux des candidats au suicide ressemblait aux vagues d’une marée montante. La progression du véhicule en fut ralentie et madame la procureur appréciait modérément ce contretemps. D’un poing agressif elle cogna à la vitre du chauffeur et lui fit signe de prendre la première route à droite. Cette artère quittait très vite le « zone des décadents » et rejoignait la voie rapide qui conduisait au poste de contrôle N°11.
Cet ordre fut comme une gifle pour le pauvre Henri. Lui, si persuadé de comprendre sa douce aimée, s’était mépris sur les désirs de madame la procureur ! Il ravala ses larmes et obliqua à droite…
Au poste de contrôle la gène inondait les esprits. Les agents ne savaient plus s’ils devaient continuer leur danse en rallongeant un peu le rituel ou le recommencer depuis le début. L’arrivée d’un procureur pour la mise en examen des transgresseurs suivait une procédure minutée. Les transgresseurs en instance de mise en examen vivaient forcément des moments d’une extrême tension. Le Haut Observatoire de l’Ethique Institutionnelle considérait que toute attente excessive d’un transgresseur constituait un manquement grave aux valeurs fondamentales de la République Réformée et Harmonisée. La procureur Myriam avait maintenant 22 minutes de retard.
Les gradées du poste de surveillance brassaient leurs papiers et s’échangeaient des regards inquiets. Comme ils n’osaient pas parler, pour détendre l’atmosphère, ils poussaient de petits cris. Certains tentaient d’imiter le croassement des grenouilles les jours de pluie, d’autres s’essayaient à de tendres rugissements exotiques, comme ceux des chants d’amour des dauphins du Pacifique sud. Chacun éructait de son mieux. Un tel exercice, bien que rare, relevait du chapitre 11/33 des procédures internes et était décrit à l’alinéa 2211-44. Cela visait à conserver, pur de toute angoisse, l’égrégore créé par les rituels de la mise en examen.
La procédure, objet d’analyses institutionnelles constantes, prévoyait tous les cas de figures. Jamais elle n’avait été prise en défaut. Le retard potentiel d’un procureur ne faisait pas exception. Les textes estimaient qu’une fois les transgresseurs placés en salle de patience, un procureur devait prononcer la mise en examen dans les 11 minutes suivantes. Un retard était toléré, mais limité à 33 minutes, ceci par un codicille au règlement des procédures internes, au sous alinéa 2211-44-KK.
Si la procureure Myriam ne passait pas la porte du Poste de Contrôle dans les 11 minutes, l’ensemble de la procédure serait définitivement annulée et les transgresseurs reconduits, avec douceur, vers la porte de sortie.
Le véhicule blindé roulait à pleine vitesse. La procureure Myriam, consciente du préjudice qu’elle pouvait causer à la procédure par son retard, rédigeait déjà un rapport pour accabler son chauffeur.
Henri n’avait pas encore perçu l’étendu des dégâts procéduraux engendrés par son erreur d’interprétation des désirs de sa patronne adulée. Le malheureux n’avait jamais lu le chapitre 11/33 des procédures internes. Jamais il n’avait prit une autre route que celle qui les conduisait en 9 minutes au poste de contrôle du district… Entièrement à sa peine, contrit, perplexe, au bord du désespoir, il enfonçait furieusement la pédale de l’accélérateur. Le moteur hurlait de bonheur !
Devant l’entrée du « post de Contrôle » le véhicule blindé n’était pas encore totalement à l’arrêt que la procureur en ouvrit la portière. Déjouant les lois de l’inertie elle s’extirpa de l’habitacle et se rua dans l’immeuble ou l’attendaient l’ensembles des agents en plein rituel…
Resté seul dans le monstre d’acier, écoutant le cliquetis du moteur refroidissant, Henri pleurait un torrent de larmes intérieur. Son visage extérieur, lui, semblait immobile. Bientôt la tristesse s’éclipsa et la colère commença à danser dans ses veines…Une danse qui lui monta au cerveau pour exploser en fureur. Henri ouvrit la boite à gants. Il en saisît un revolver et cinq bâtons de dynamite qu’il gardait là en cas de besoin… Et en cet instant c’est bien de cela dont sa fureur et lui-même avaient besoin. D’une main experte il lia les bâtons et fixa un détonateur à l’ensemble, il relia le tout à un joli petit bouton bleu… Henri fit tout cela en artiste !
Les agents ne surent trouver les mots, et les balles crachées par le revolver terrassaient toutes celles qui essayaient. Peu d’entre elles comprirent ce qu’étaient l’étrange petit fagot que le chauffeur de Madame la procureur brandissait comme une menace en avançant. Henri pénétra dans la salle d’interrogatoire. Madame La procureur était assise face au couple de « transgresseurs ». Derrière Henri elle vit trois ou quatre cadavres d’agent qui baignaient dans leur sang. Ce spectacle lui fut pénible. Les bons fonctionnaires sont rares. Henri pressa le petit bouton bleu.